18 janvier : Entre bonheur et tristesse à Emerald Bay Marina
(Préambule. Dans ce
texte, avec tout mon respect, je raconte une histoire qui ne nous appartient
pas. Elle nous a été livrée par ceux qui l’ont vécue. Je les cite également, car je trouve leurs
paroles importantes. Je me permets d’en parler, car nous avons été profondément
touchés par ces gens.)
Jeudi matin, on lève l’ancre de notre petit coin de paradis. On sort par Rat Cay, un tout petit inlet, mais le temps est calme, donc aucun souci.
On se retrouve du côté de la mer, ce que nous n’avions pas
vécu depuis plus d’un mois. La houle ne manquait pas aux filles! La navigation
est de courte durée, 3 heures plus tard, nous sommes à Emerald Bay Marina. Nous
nous y arrêtons pour faire le plein d’eau et en même temps, nous décidons d’en
profiter pour faire le lavage. À cet endroit, il est possible de prendre un
quai sans service pour seulement 50 cents le pied. Il n’y a aucuns frais pour utiliser
les laveuses-sécheuses. À six sur un bateau, avec les draps qui doivent être
lavés, il est plus avantageux d’aller dans un tel endroit que dans des buanderies
où chaque brassée est dispendieuse.
Alors malgré le beau temps, on fait un blitz de lavage! On
attend aussi de la belle visite, mes parents devraient arriver sur l’ile d’une
minute à l’autre. On essaie de se dépêcher pour se rendre jusqu’à leur hôtel,
mais ils sont plus rapides que nous et nous font la surprise d’arriver à la
marina! On est bien heureux de les retrouver et de terminer la journée avec
eux.
On n’aime pas beaucoup être dans une marina. On a toujours
un choc. Les bateaux cordés, la vue du soleil caché. Mais, il y a des avantages
non négligeables : les douches chaudes et les laveuses, la facilité à
sortir du bateau. C’est aussi dans les marinas qu’on côtoie des gens, qu’on
découvre toutes sortes d’histoires. Cette fois-ci, l’histoire est troublante.
Mardi passé, alors qu’on était bien ancré à Lee Stocking
island et qu’on observait l’océan déchainé par-dessus la paroi rocheuse, un
voilier, avec un couple d’expérience, a décidé d’y naviguer à partir de Black
point. Les vents étaient plus forts qu’ils croyaient, un arrêt subit du moteur
les a surpris et ils ont frappé un récif de corail. Première panique à bord,
alors que le safran est brisé. Le navire n’étant plus manœuvrable, les vagues
l’ont transporté dans d’autres rochers. Plus rien à faire. Et voilà que les
éléments s’alignent vers la catastrophe. Le radeau de survie, tout neuf, ne
s’ouvre pas, aucun couteau n’est à portée de main pour mettre le dinghy à
l’eau. La noirceur est là, paniquante, et le corail qui poignarde le voilier
sans arrêt. L’eau s’infiltre en un rien de temps. Après une tentative rapide de
Mayday, la radio ne fonctionne plus, ils doivent quitter leur bateau, leur
maison depuis 10 ans, aucune autre option n’est envisageable.
Le gilet de sauvetage de la dame ne gonfle qu’à moitié, elle
empoigne donc le fer à cheval (bouée de secours toujours accrochée à l’arrière
du bateau) qu’elle se met à la taille pour flotter dans ses grosses vagues.
Elle s’attache à son conjoint qui lui a son gilet. Les voilà dans l’eau à nager
et nager. « Je nageais vite, de toutes mes forces, je pensais au requin et
je me demandais si j’étais blessée. » Les requins n’attaquent pas les
humains, mais l’odeur du sang les attire et dans la noirceur, ils peuvent se tromper
de cible.
- - Je n’y arriverai pas, je ne peux plus nager.
- - Mais si, mais si, je vois les arbres là-bas.
- - Mais tu nages beaucoup trop vite.
C’est le capitaine qui n’y croit plus. Les capitaines ont
toujours un poids supplémentaire sur les épaules. Parfois ce poids pèse aussi dans l’esprit et empêche
de flotter, même avec un gilet de sauvetage.
Ils y sont arrivés, fatigués, épuisés, mais en vie. Ils se
recouvrent d’épines d’arbres et de terre pour se réchauffer, se reposer. Mais
le capitaine ne cesse de parler. Alors si le sommeil s’avère impossible à
trouver, aussi bien marcher. La petite lampe de poche du gilet de sauvetage
fonctionne, ils trouvent enfin un chemin, chemin qui mène à la marina Emerald
Bay. Là où elle a cogné par hasard sur la paroi d’un autre navire français. Le
capitaine ne voulait pas déranger à cette heure tardive. Ils ont été accueillis
à bras ouverts, évidemment. Demain serait une autre journée.
La marée leur a apporté tout doucement leur bateau tout près
de la plage. La scène est désolante. « Lorsque je suis arrivé sur la plage
et que j’ai vu mon bateau, je me suis assis et je me suis mis à pleurer. »
Il me dit ses paroles avec son sourire et son calme tel qu’on le voit depuis
que nous sommes arrivés à la marina. Je n’en doute pas. Nous avons tous la
larme à l’œil. On peut difficilement ressentir l’immensité de leur douleur, mais on partage leur
tristesse, leur désarroi.
Les hommes plongent, ramassent les débris, tentent de
retrouver quelques biens précieux.
Je leur rapporte leur ordinateur portable en leur disant
qu’ils pourront peut-être réussir à récupérer ce qu’il y a sur le disque
dur.
— Nous avons tout perdu, je ne sais pas si c’est si important
ce qu’il y a sur l’ordi.
Tout devient futile, en effet, lorsque tu regardes ta
maison, ton bateau, le ventre en l’air. On ne voit jamais de navire dans cette
posture. On en a vu échoué, coulé, mais jamais ainsi. Comme une tortue, on
voudrait simplement le remettre à l’endroit.
La tristesse règne, mais en même temps la vie est partout.
Beaucoup de gens sont venus aider ce couple. Et il y a aussi 7 enfants qui
tentent de participer comme ils peuvent, dont Marine et Florane qui courent
partout. Elles observent et je me demande bien ce qui peut leur traverser
l’esprit.
L’histoire peut être traumatisante. Mais il y a une certaine
sérénité, une résilience.
Nous en avons parlé avec nos filles au souper. Je me questionne
si cette histoire peut les rendre craintives. Pas du tout. Elles sont vraiment
tristes pour eux, elles savent ce que représente un bateau. Au-delà d’une
maison, c’est un cocon qui contient tellement de bonheur.
Une fois sur la berge, le navire est coupé en morceau, il
sera plus facile de le mettre ainsi dans un conteneur. J’ai demandé au capitaine
s’il lui avait dit au revoir. « Mais non, il doit m’en vouloir. »
Un bateau qui a tant vécu ne peut en vouloir à son
propriétaire… Certains bateaux restent toujours au quai, ils brillent, mais comme
ils doivent s’ennuyer. Ce dernier a bien vécu, traversé l’Atlantique à plus d’une
reprise, vu de nombreux pays.
À travers ces journées de réflexion, nous faisons du pouce
pour la première fois en famille (j’ai bien dit à mes filles de ne jamais faire
ça sans nous, ou sans notre permission) pour aller retrouver mes parents le
temps d’un après-midi. Les filles s’amusent pendant que j’ai la chance de
marcher sur la très belle et longue plage Three sisters avec ma mère. (Évidemment,
je pense à mes 3 sœurs!) Nous parlons de l’ennui. Ennui, que nous n’avons pas.
Nous sommes vraiment heureux de retrouver mes parents, d’avoir la chance de
passer du temps avec eux, mais personne à bord ne s’ennuie. C’est étrange… nous
pensons aux gens que nous aimons, nous aimerions qu’ils voient ce que l’on
voit, qu’ils vivent ce que l’on vit, mais nous n’avons jamais le temps de nous
ennuyer. Nous sommes profondément bien dans ce mode de vie, avec les hauts et
les bas qu’apporte chaque jour sur un voilier.
Un gentil jeune homme, bière à la main, léger détail, nous
ramène à notre marina. Nous sommes tous comblés de ce bel après-midi, chaud,
venteux, heureux que ceux que l’on aime fassent une petite incursion dans notre
univers.
À notre retour, alors que l’on baigne dans le bonheur, nous
apprenons une autre triste nouvelle. Nos amis de JoyRide, rencontré à
Waterford, ont écrit un mot pour dire que leur bateau avait coulé. Mais que se
passe-t-il? 2 bateaux coulés en 1 semaine.
Alors que l’on remâtait à Catskill, en attendant notre
lavage à New York, durant l’ouragan Hermine à Cape May, dans la Sassafras
River, à Annapolis, nous avons discuté avec eux de la vie, de nos rêves, mais
aussi de nos inquiétudes. Inquiétudes qui pèsent bien peu dans la balance
lorsque l’on réalise tout ce que la vie sur un bateau apporte en positif. Je
suis tellement attristée de lire leur histoire, de savoir qu’ils n’atteindront
pas les Bahamas. Je voudrais bien pouvoir les serrer dans mes bras.
Eh oui, eh oui, l’important dans ces 2 histoires, c’est que
tout le monde est en vie, heureusement. Un bateau, c’est du matériel, mais
derrière il y a tout le temps passé à le préparer. Comme le disait le triste capitaine qui a perdu son voilier: « chaque morceau que j’ai installé, chaque réflexion que j’ai eue… voilà,
il n’y a plus rien. »
Et le bateau, c’est aussi beaucoup le rêve. Rêve qu’il ne
faut pas abandonner pour autant.
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